Sous les Saïtes et sous les Perses, puis sous les trois dernières dynasties indigènes, Thônis était le poste de police-frontière et de douane, et l’emporium, où passaient les produits importés par les Grecs à destination des comptoirs qu’ils avaient à Naucratis. Elle perdit nécessairement ces fonctions avec la fondation d’Alexandrie où passeraient désormais les importations et exportations et où s’effectueraient les prélèvements de droits et d’octroi. Pour les Alexandrins, le nom Thônis ne demeura plus qu’un souvenir lié aux temps épiques, tandis que la connaissance de son emplacement devenait vague. Seul subsista le nom grec du sanctuaire local : Héracléion, lié à la mémoire prestigieuse du héros bien aimé.Des soldats grecs avaient été installés dans le courant du règne de Psammétique Ier (664-610) près de la ville qui portait en égyptien le nom de Nokratj (transcrit en grec sous la forme Naucratis). Cette ville était située sur la branche canopique, à une centaine de kilomètres de l’embouchure. Elle était incluse dans le nome de Saïs et distante seulement d’une vingtaine de kilomètres de la maison-mère de la XXVIe dynastie et de son temple de Neith, patronne de la monarchie saïte. Très tôt l’établissement grec se transforma en une active place de commerce et d’industrie. Plusieurs cités d’Ionie, de Doride et d’Eolide y obtinrent des concessions dont l’organisation et les activités furent réglementées sous Amasis (570-526).L’acheminement naturel et régulier des marchandises importées par les Grecs à destination de leurs comptoirs et de leurs fabriques entrait en territoire égyptien par la bouche canopique et remontait la branche du même nom. Naucratis, sans doute gênée à l’époque des révoltes de la Basse-Égypte occidentale contre les Perses, reprit ses prospères activités, dûment contrôlées par l’administraiton pharaonique, sous les dernières dynasties indigènes, comme l’illustre la fameuse stèle, dite « de Naucratis », qui fut retrouvée in situ en 1899 et est conservée au Musée égyptien du Caire. Cette stèle en grauwacke, haute de 210 cm, est parvenue en parfait état de conservation. Elle porte, gravées avec une sombre élégance, quatorze colonnes d’un texte hiéroglyphique savamment composé, selon un système graphique singulier qui avait été de mode à l’époque saïte. Ce texte consacre en égyptien une décision que le fondateur de la ; e dynastie, Nekhtnebef de Sébennytos (alias Nectanébo Ier), avait prise, en l’an 1 de son règne (novembre 380), donc peu de temps après son avènement, en faveur du temple de Neith, patronne de Saïs et protectrice des dynasties précédentes. Une dîme serait désormais prélevée sur le volume des taxes qui étaient régulièrement perçues au bénéfice de l’État, d’une part sur les biens et productions des Grecs de Naucratis, d’autre part sur les importations qui leur parvenaient de la mer par la branche canopique. La dîme servirait à financer, au profit du temple de Neith, un service d’offrande complémentaire, autrement dit une ressource en nature au bénéfice du clergé local que le nouveau venu entendait rallier à sa personne.Dans le haut de la stèle, au-dessus des quatorze colonnes de texte, est gravé un dessin du roi offrant à Neith d’un côté un plateau-repas, de l’autre un grand collier d’or. Les Grecs connaissaient bien l’image égyptienne de la déesse - qu’ils avaient depuis longtemps assimilée à leur Athéna - et le message en image contenu dans le tableau devait être clair pour ces étrangers, comme pour les Égyptiens illettrés. Deux lieux de taxation étaient donc prévus : d’une part à Naucratis même où la stèle avait été dressée, d’autre part «dans une ville appelée Înt », pour ce qui est « de tout ce qui provient de la Mer des Grecs ». Ce mystérieux toponyme, mécaniquement vocalisé en Henwe par les traducteurs, n’était autre que la Thônis des textes grecs [...].La plus étonnante des trouvailles de L’IEASM et la plus déterminante réside dans la stèle de Thônis-Héracléion, qui est un doublet, un presque doublet pour mieux dire, de la stèle de l’an 1 de Nekhtnebef qui avait été trouvée à Naucratis en 1890 : même matière, mêmes dimensions, même qualité d’exécution, même double tableau, identique jusque dans les détails ; là aussi, quatorze colonnes de texte vertical. Tout au plus, cinq variantes dans la graphie de cinq mots. La pierre est aussi parfaitement conservée que sa sœur de Naucratis. En elle-même, cette trouvaille qui aura comblé d’aise tous les historiens de l’Égypte et de l’Hellade n’a rien d’inattendu, puisque les mesures fiscales énoncées concernaient simultanément la douane de Thônis et les établissements grecs de Naucratis. Elle n’en est pas moins un événement rarissime dans l’histoire de l’archéologie. Voici que les deux versions d’un même document concernant deux villes éloignées l’une de l’autre ont, par chance, été conservées, intactes, sur les lieux mêmes où elles avaient été exposées dans l’Antiquité et, assurément, à très peu de distance du point où chacune des deux avait été dressée initialement.On oserait dire que le cas tient du miracle, lorsqu’on pense aux destructions que la nature et les hommes ont infligées aux monuments des deux sites et aux déconcertants désordres de pierres abattues, dispersées, démembrées, qu’on rencontre dans la plupart des sites de la Basse-Égypte et dans l’aire alexandrine. Une différence, toutefois entre les deux versions. À la fin du texte, il est dit : « Sa Majesté a dit : Que cela soit établi sur la présente stèle... » L’exemplaire naucratite (ligne 13) précise : « sur la présente stèle placée dans Nokrati, sur la rive du canal Ânou ». L’exemplaire d’Héracléion (lignes 13-14) précise : « sur la présente stèle à la bouche de la Mer des Grecs, dans la ville dont le nom est La Hôné de Saïs ». Nous avons ici la forme pleine du nom primitif d’Héracléion, distingué de celui des autres Thôné du bas delta par la mention de la métropole dont relevait Naucratis et qui bénéficiait par privilège des taxes prélevées sur le commerce de la canopique. Ces deux stèles jumelles sont l’une et l’autre de splendides exemples de la gravure sur pierre dure où excellèrent les artistes du IVe siècle. La manière dont les ateliers de Saïs ont réussi à produire deux œuvres pratiquement identiques est véritablement surprenante. Un détail permet de saisir un joli procédé de technique « éditoriale » qu’ont employé les scribes-graphistes du temple de Neith : le bas de la colonne 13 de l’exemplaire d’Héracléion avait été ourlé d’un filet de minces hachures et le début de la colonne 14 minutieusement piqueté, afin de « sélectionner » l’endroit où la mention de Thônis devrait être substituée à celle de Naucratis qui figurait sur le modèle premier. Ce double affichage est une illustration de plus de l’art raffiné de la communication dans lequel les services des pharaons divins étaient passés maîtres : une communication entre l’État et ses sujets, entre l’Égypte et ses partenaires étrangers, entre le monde des hommes et le monde des dieux. Par le moyen de l’écriture sacrée, le politique et l’économique se trouvaient idéalement intégrés dans une conception du cosmos, que nous appelons religieuse. Désormais se trouve pleinement confirmée l’hypothèse selon laquelle la Thônis dont dépendait, selon Hérodote, un temple d’Héraclès, et dont le nom et l’emplacement perdu étaient vaguement connus des géographes hellénistiques, était l’établissement qui allait devenir Héracléion. En second lieu, les relevés topographiques de l’IEASM et les observations faites, à partir de vues par satellite, sur la configuration de l’ensemble du bas delta, viennent corroborer l’hypothèse selon laquelle le mot égyptien hôné désignait les deltas particuliers qui se forment au débouché des grandes branches du Nil.Jean Yoyotte, dans Trésors engloutis d’Égypte, Paris, 2006 p. 218, avec bibliographie