Cette belle sculpture taillée dans un granitoïde sombre a été trouvée sur la rive sud-ouest de l’île d’Antirhodos, au contact d’une zone dallée et de l’éboulis, à peu de distance de deux sphinx d’époque ptolémaïque. La partie inférieure manque à partir des chevilles ; une mortaise cylindrique au centre de la fracture, destinée à recevoir un tenon, est sans doute la trace d’une restauration ancienne à la suite d’un bris survenu dans l’Antiquité. La hauteur complète pourrait avoir été de l’ordre de 1,70 m, la taille naturelle. Le personnage est debout, vêtu d’un manteau qui enveloppe étroitement la partie supérieure du corps, y compris les bras, par-dessus une tunique longue, plissée. Considéré de dos, du profil gauche et du profil droit, le crâne apparaît soigneusement rasé. Il est bien connu par les textes et par les représentations figurées qu’en Égypte, ainsi que dans les temples de divinités égyptiennes à travers les mondes grec et romain, que l’état de prêtre requérait que l’on se rase le crâne, la moustache et la barbe. Que l’homme soit ici un prêtre est une constatation d’évidence. Toutefois, à considérer le visage de face, on remarque un sillon creusé qui traverse le front d’une tempe à l’autre sans se prolonger au-delà. Il ne saurait donc s’agir du dessin d’un bandeau. On pensera plutôt à la notation d’une profonde ride, une ride d’expression convenant à la gravité de son office plutôt que cette « marque de l’âge » dont les sculpteurs égyptiens des époques récentes dotèrent volontiers les effigies des dignitaires et prêtres. Le rendu du visage est en tout cas celui d’un homme jeune. De ses deux mains dissimulées sous les plis du manteau, le jeune homme porte à hauteur de l’épaule, appuyé contre sa joue, un vase à panse ronde, surmonté d’une tête humaine; sur la face antérieure de la panse, un ornement en relief, en forme de couronne ; la tête, masculine, portant la barbe et le némès, sous la bordure duquel est visible la chevelure coupée en frange, permet d’identifier l’objet comme étant celui qu’on désigne généralement par le terme d’« Osiris-Canope ». Une des anciennes légendes grecques à propos du périple de Ménélas racontait que son pilote nommé Canôbos ou Canôpos mourut, mordu par un serpent, fut inhumé à l’embouchure de la branche occidentale du Nil et laissa son nom à la ville riveraine qui s’appelait Pé-gouti en égyptien. Un historien chrétien du IVe siècle, Rufin (Histoire ecclésiatique, II, 26), ayant rapporté que le dieu local de Canope, en fait l’Osiris du temple de Pé-gouti, avait pour idole un vase surmonté d’une tête humaine, les antiquaires du XVIIIe siècle étendirent le terme « canope » aux vases dont les bouchons ont la forme de têtes et dans lesquels les embaumeurs plaçaient les viscères embaumés des défunts, une désignation inappropriée mais que l’égyptologie a conservée par convention. Il s’agit donc ici de la représentation d’un jeune prêtre portant une image divine, sans doute au cours d’une procession, ou en tout cas d’une cérémonie cultuelle. Le motif est connu. Pourtant, paradoxalement, il l’est davantage hors d’Égypte qu’en Égypte même, où la statue découverte à Alexandrie apparaît rarissime. Quelques parallèles égyptiens sont à signaler, en particulier dans le répertoire des terres cuites moulées, provenant des nécropoles alexandrines, et dans celui des bronzes. Mais les pièces les plus comparables à la statue d’Alexandrie - dont les dimensions restent exceptionnelles - sont deux statues en diorite d’assez grande taille (1,36 m et 1,38 m de hauteur conservée) retrouvées à Bénévent et provenant sans doute du temple d’Isis édifié dans cette ville d’Italie méridionale sous Domitien. Datant probablement de l’époque d’Hadrien, elles figurent un prêtre debout, marchant, vêtu d’un long manteau à bordure frangée ; les mains dissimulées sous le manteau tiennent appuyé contre la poitrine et l’épaule gauche le vase à panse ronde décorée d’un disque entouré d’uræi. La tête du prêtre et celle du canope, dans les deux cas, ont disparu. Ce motif semble avoir été fréquemment utilisé dans le décor des monuments égyptiens ou égyptisants d’Italie, en particulier à Rome, sur les reliefs de l’Iseum du champ de Mars dont trois colonnes sont décorées de frises de prêtres : sur chacune d’elles, trois prêtres portent un Osiris-Canope dans leurs mains voilées. Le motif se retrouve sur un bas-relief conservé à Klein- Glienicke (Potsdam), probablement de provenance italienne, où figure une « procession isiaque ». Par ailleurs, le thème du prêtre porteur d’un vase cultuel, qui peut être différent du canope, se retrouve sur d’assez nombreux monuments, depuis la fresque d’Herculanum, au Musée de Naples, qui figure un prêtre présentant aux fidèles un vase rond, dans un contexte qui est manifestement celui d’une liturgie, jusqu’à des gobelets d’argent retrouvés à Pompéi, en passant par le célèbre bas-relief du Musée du Vatican, où le prêtre à la tête et aux mains voilées porte en procession un vase au long bec et à l’anse décorée d’un uræus, bien connu en contexte égyptien. Apulée (Métamorphoses, XI, 11), comme Plutarque (De Iside et Osiride, 36), comme Clément d’Alexandrie (Stromates, VI, 4), témoigne de l’usage liturgique, dans les processions égyptiennes, d’un vase dont la nature a pu varier, et cet usage est attesté par la statue d’Alexandrie. Mais l’objet que porte le prêtre n’est pas seulement un objet rituel : c’est de l’image même de la divinité qu’il s’agit. La filiation entre les « vases canopes », destinés à contenir les viscères momifiés des défunts, et les « Osiris-Canopes » a été proposée, ce qui supposerait que ces derniers aient pu être considérés comme contenant l’eau de la crue, assimilée aux « humeurs » émanées du corps d’Osiris ; de fait, les reliefs d’une chapelle osirienne de Denderah figurent une procession de dieux des nomes portant des vases de type « canope » qui contiennent les morceaux du corps d’Osiris. Mais il reste que les images conservées d’Osiris-Canope, qu’elles soient en terre cuite, en faïence, en calcaire ou en bronze, n’ont jamais été destinées à contenir quoi que ce soit. Il semble bien qu’elles aient été utilisées non pas comme des récipients, même pour une eau sacrée, mais comme la représentation d’un des aspects du dieu : « Osiris-dans-la-jarre ». En effet, plusieurs de ces images, d’assez grande taille, ont été découvertes dans des temples - de style hellénisé - où elles jouaient manifestement le rôle de statues cultuelles ; c’est le cas de celle qui provient du petit Serapeum romain de Louqsor, ainsi que des deux exemplaires qui ont été retrouvés dans le petit temple de Ras el-Soda, près d’Alexandrie, où ils étaient placés, entre la statue d’Isis et celles d’Hermanubis et d’Harpocrate, sur une banquette en maçonnerie occupant le fond du sanctuaire. D’autre part, sur des monnaies alexandrines de l’époque d’Hadrien, les canopes à tête d’Osiris et à tête d’Isis figurent à l’intérieur d’un temple, ou bien dans un naos portatif posé sur un brancard, ce qui les signale bien comme des images cultuelles. C’est dans la seconde moitié du Ier siècle de notre ère que le motif de l’Osiris-Canope apparaît pour la première fois dans la monnaie d’Alexandrie ; encore rare sous Galba, Othon et Vitellius, il devint beaucoup plus répandu à partir de l’an 4 de Vespasien, en 73 ap. J.-C., et pendant tout le IIe siècle ; la dernière émission de ce type date de l’an 15 de Gallien (267 ap. J.-C.). Pourtant, dès l’époque augustéenne, semble-t-il, une série de quatorze canopes dont les têtes correspondent aux quatorze dieux du collège qui reconstituent l’Oeil d’Horus, c’est-à-dire la lune, sont représentés sur un curieux monument provenant d’Akhmim, au-dessous de reliefs évoquant par leurs emblèmes quatre dieux grecs, Arès, Poséidon, Zeus et Hadès ; des poèmes en grec invoquant ces divinités complètent l’ensemble, témoignages de la coexistence des cultures en Égypte tardive. Il semble bien que la plupart des représentations de l’Osiris-Canope, que ce soit en Égypte ou hors d’Égypte, datent de l’époque impériale, et l’on peut admettre avec R. Bianchi que c’est à cette époque que se développe une « théologie » du canope, ainsi qu’une codification de ses images ; leur décor complexe évoque l’eau source de vie - cette eau que, selon des inscriptions funéraires en grec provenant d’Égypte et d’Italie, à la même époque, Osiris est censé dispenser aux défunts pour leur régénération. Cette statue s’inscrit donc dans un développement iconographique et dans un contexte théologique spécifiques de l’époque impériale à ses débuts. Mais sa qualité esthétique exceptionnelle met particulièrement en valeur la sacralité de l’image divine, cette image que le prêtre ne peut toucher à mains nues - de peur de la souiller, ou parce que son contact pourrait être dangereux ? Ce qui s’exprime dans le geste des mains voilées, c’est peut-être, selon l’expression de J.-P. Vernant, « la crainte religieuse d’un contact interdit ». Mais l’attitude sereine du jeune prêtre et son geste quasiment tendre pour appuyer contre sa joue l’image qu’il porte traduisent tout aussi bien l’amour du dieu et le désir, si souvent évoqué dans les textes égyptiens, de demeurer en sa présence. Françoise Dunand dans Trésors engloutis d’Égypte, Le Seuil, Paris, 2006, avec bibliographie.